Au début du mois, le procureur de la Cour pénale internationale Fatou Bensouda a répondu aux questions d’International Justice Monitor. Elle a parlé de la peine de prison de 18 ans prononcée à l’encontre de Jean-Pierre Bemba, de la manière dont les condamnations de M. Bemba et M. Lubanga pouvaient avoir un rôle dissuasif ainsi que des défis qui accompagnent l’instruction et la poursuite des auteurs de crimes pour de nombreuses charges comme dans l’affaire de Bosco Ntaganda et de Dominic Ongwen. Le procureur a également évoqué les efforts de son bureau pour qu’il soit plus efficace.
Wairagala Wakabi :Du point de vue du Bureau du Procureur (BdP), quelle est la signification de la condamnation de M. Bemba ?
Fatou Bensouda : Le verdict envoie un message fort à tous les commandants du monde entier : vous serez pénalement responsable des atrocités commises par les troupes qui vous sont subordonnées si vous ne les empêchez pas de commettre ces crimes, ou si vous ne les poursuivez pas et ne les punissez pas lorsqu’elles les perpétuent.Nous ne devons pas sous-estimer l’importance de la condamnation de M. Jean-Pierre Bemba. Cette décision indique clairement à toute personne qui occupe un poste de commandement et de contrôle qu’elle sera tenue responsable si des forces placées sous son commandement commettent des atrocités.
Bemba a lancé ses troupes du MLC [Mouvement pour la libération du Congo] sur la République centrafricaine (RCA), où elles ont mené une campagne brutale de viols, de meurtres et de pillages sur les civils sans défense.Ces actes comptent parmi les crimes les plus graves au titre du Statut de Rome et parmi les crimes les plus ignobles qui préoccupent la communauté internationale.
Bemba a eu une connaissance continue et détaillée des crimes commis par ses forces tout au long de l’opération en RCA. Malgré ce qui précède et les mesures qui étaient à sa disposition pour empêcher et réprimer les crimes, il n’a pris aucune véritable mesure. Il n’a utilisé ses larges pouvoirs que pour tenter de protéger et de réhabiliter l’image du MLC.
Cette condamnation a également de l’importance parce qu’elle est un exemple concret de l’engagement de mon Bureau dans la lutte contre le fléau des crimes à caractère sexuel et sexiste qui sont prévus dans le cadre juridique du Statut de Rome. Par notre action, nous continuerons à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour mettre en évidence la gravité de ces crimes, pour demander des comptes aux responsables et, je l’espère, pour dissuader la commission des crimes futurs. J’ai le ferme espoir que la condamnation de M. Bemba apportera un peu de réconfort aux victimes, à tous ceux qui ont subis de terribles souffrances ou qui en ont été témoin, notamment ceux qui ont subis la violence sexuelle de ses troupes. J’espère que cela contribuera à empêcher les crimes de masse à l’avenir, à éviter que d’autres subissent le même sort.
WW : Le BdP a demandé une peine de prison de 25 ans minimum pour M. Bemba. Êtes-vous satisfaite de la peine prononcée ou avez-vous l’intention de faire appel?
FB : Les troupes de M. Bemba ont infligé des crimes terribles. Aujourd’hui, les hommes, les femmes et les enfants qui ont survécus sont encore hantés par l’horreur de ce qui leur est arrivé et par ce qu’ils ont vu être infligé à d’autres victimes. Les juges de la CPI ont concédé que la gravité des crimes perpétrés par M. Bemba méritait une peine de prison importante et ont accepté nos demandes relatives aux circonstances aggravantes et au degré de sa culpabilité.
Nos recommandations aux juges étaient que M. Bemba devait être condamné à 25 ans d’emprisonnement. Nous pensions que 25 ans était proportionné au degré de sa culpabilité et à la gravité des crimes dont il a été accusé. Il a été finalement condamné à 18 ans de prison La peine maximale permise par le Statut de Rome est de 30 ans, bien qu’une peine supérieure puisse être exceptionnellement prononcée. La peine infligée à M. Bemba vise à refléter la gravité de sa conduite puisqu’il n’a ni empêché ni puni ces crimes. Cette reconnaissance, en elle-même, représente un développement très important pour le travail de mon bureau et les travaux de la Cour dans le combat contre ces atrocités.
Nous sommes satisfaits d’avoir obtenu une condamnation importante qui a entraîné une lourde peine. Nous nous félicitons particulièrement du fait que les victimes dans cette affaire ont maintenant l’opportunité d’être entendues sur les questions touchant aux réparations.Mon Bureau étudie la décision des juges relative à la peine et nous déciderons en temps utile de faire ou non appel.
WW : Dans ses observations sur la peine, le BdP a indiqué qu’une lourde peine pour M. Bemba pourrait dissuader d’autres commandants militaires. Pourquoi est-il si important que les commandants soient tenus responsables de leurs crimes et de ceux de leurs subordonnés ?
FB : Les soldats ont commis des viols dans des guerres depuis des siècles, en général sans être punis. Ce n’est pas acceptable. Les auteurs potentiels de crimes et leurs commandants doivent être avertis qu’il s’agit de crimes graves ayant de graves répercussions.C’est la politique de mon bureau, dans nos enquêtes, de nous concentrer sur ceux qui portent la plus grande responsabilité.
L’affaire Bemba est importante parce qu’elle envoie un signal très fort à ceux qui occupent des postes de commandement et de contrôle par rapport aux responsabilités qu’ils exercent sur leurs subordonnés. Tous les commandants du monde entier doivent savoir et comprendre qu’ils sont pénalement responsables des atrocités commises par les troupes qui leur sont subordonnées s’ils ne les empêchent pas de perpétrer les crimes ou s’ils n’enquêtent pas puis punissent les troupes si elles les ont commis.
De par leur position en tant que personnes exerçant la plus haute autorité sur leurs troupes, les commandants disposent de moyens, en prenant des mesures alternatives ou correctrices qu’ils ont à leur disposition, pour empêcher les crimes ou pour punir ceux qui les ont commis. Et lorsque leur manquement à s’acquitter de leurs fonctions entraîne des crimes à grande échelle, avec des soldats placés sous leur autorité qui se sentent autorisés à commettre des actes criminels, les commandants seront par conséquent tenus responsables. En tant que commandant, vous avez des responsabilités. Vous ne pouvez pas fuir vos responsabilités pour des crimes graves parce que vous ne les avez pas commis directement.
WW : Si l’on réexamine un autre procès de la CPI qui a créé un précédent, peut-on dire que la condamnation de Thomas Lubanga a dissuadé de recruter et d’utiliser des enfants soldats ?
FB : La dissuasion représente une fonction essentielle de l’ensemble de nos procès ainsi que des autres activités de mon bureau.De par sa nature, la dissuasion est impossible à évaluer mais je crois que le premier procès de la Cour, contre M. Lubanga, a eu une incidence importante et durable. Une seule décision de justice peut avoir un impact sur le monde entier. C’est ce que le Secrétaire général des Nations unies a appelé « l’ombre de la Cour ». Par leur impact à l’échelle mondiale, les procès [tels que ceux de la CPI] contribuent à prévenir la violence récurrente.
Le premier procès de la CPI concernait des crimes commis à l’encontre d’enfants. M. Lubanga a utilisé des enfants de moins de 15 ans pour se battre dans ses combats, notamment des jeunes filles, en les utilisant non seulement comme des enfants soldats mais aussi comme des esclaves sexuelles ou domestiques pour les autres combattants. Bien avant le verdict, le procès Lubanga a permis de susciter des débats sur le recrutement d’enfants, en Colombie et au Sri Lanka par exemple, et des enfants soldats ont été effectivement libérés au Népal. La représentante spéciale du Secrétaire général des Nations unies pour les enfants et les conflits armés de l’époque (Radhika Coomaraswamy) a immédiatement tenu compte de ce potentiel et a utilisé l’exemple de Thomas Lubanga pour lancer une campagne mondiale et pour obtenir encore plus de libérations.
Au vu de mes interactions avec les autorités de la RDC, on m’a également fait savoir que l’affaire Lubanga a fait prendre conscience de la question des enfants soldats dans le pays, a suscité des débats et a été un avertissement pour les auteurs potentiels de crimes.
Comme dans les systèmes internes de justice pénale, un des rôles de la CPI est la dissuasion. Mais comme dans les systèmes internes, les procès n’élimineront pas nécessairement la commission des crimes mais réduiront leur nombre et dissuaderont les futurs actes criminels.L’absence de responsabilité pour de tels crimes ne fera pas forcément avancer la cause de la dissuasion et de la prévention.
WW : Pourquoi le BdP a choisi d’instruire tant de charges dans les procès récents alors que dans les précédents il avait tendance à se concentrer sur quelques charges ?
FB : Les charges que nous retenons sont toujours déterminées au cas par cas, en fonction des éléments de preuve que nous avons recueillis lors de nos enquêtes.Le nombre de charges d’une affaire dépend de plusieurs paramètres dont la gravité et la nature des crimes, les circonstances de leur commission et le nombre d’incidents.
La « tendance à de nombreuses charges de ces dernières années » que vous avez mentionnée dans votre question n’est pas pertinente pour toutes nos affaires. En 2005, dans la situation du Darfour, à titre d’exemple, le ministre Ahmad Harun du gouvernement soudanais a été inculpé de 42 chefs de crimes et le chef de milice Janjaweed Ali Kushayb de 50 chefs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
Cela étant, comme partie intégrante de nos tentatives de répondre aux crimes à caractère sexuel et sexiste, nous incluons, quand cela est possible, des charges relatives à ces crimes lorsqu’elles sont étayées par des preuves. C’est ce que nous avons fait par exemple dans l’affaire [Dominic] Ongwen. Dans la même affaire, il y a des charges qui sont liées à des crimes pour lesquels il existe des éléments de preuve pour chacun des quatre lieux d’attaque. Cela a permis à la défense et aux juges de comprendre le dossier de l’accusation dans le détail, depuis le début.
WW : A quels défis avez-vous été confrontés lorsque vous avez instruit et poursuivi les auteurs répondant à de nombreuses accusations comme dans l’affaire de Bosco Ntaganda et celle de Dominic Ongwen ?
FB : Chaque procès est unique et les défis varient en fonction de la spécificité des affaires. Mais en général, les défis que rencontre le Bureau sont liés à des facteurs tels que la coopération des États, la question des ressources, la complexité de l’affaire, la nature des problèmes, le nombre de témoins, le laps de temps entre la commission de l’infraction et les éventuelles enquêtes ainsi que la disponibilité de preuves documentaires.
Le Bureau doit s’appuyer, la plupart du temps, sur la coopération des États puisqu’il s’agit d’un élément clef du Statut de Rome et quand cette coopération est absente ou lente, cela a un impact sur nos activités. Nous devons mener des enquêtes très complexes, poursuivre les auteurs pour des crimes très graves, et tout cela implique des défis tels que la protection des témoins et des victimes, la prévention contre les pressions sur les témoins et la garantie de l’intégrité de la procédure.
WW : Dans ce type d’affaires comprenant de nombreux chefs d’accusation, comment le BdP apporte-t-il son aide pour mener un procès rapide lorsqu’il y a beaucoup de preuves à rassembler, analyser et à divulguer également à la défense ? La défense de M. Ntaganda et M. Ongwen s’est plainte plusieurs fois qu’un grand nombre d’éléments de preuve était divulgué lorsque la défense n’avait pas assez de temps pour les analyser et les instruire.
FB : Assurer des procès rapides est une exigence dans de nombreux systèmes juridiques ainsi que dans le Statut de Rome qui encourage des procès resserrés. Le Bureau a le devoir d’enquêter et de recueillir des éléments de preuve à charge et à décharge. L’accusation ne peut ignorer des documents pertinents. Un équilibre doit être trouvé entre agir rapidement et agir minutieusement. [L’ensemble] des preuves est divulgué – avec des métadonnées détaillées et pertinentes pour gagner du temps – à la défense, soumis aux dispositions et règles applicables et selon un calendrier convenu entre la défense et l’accusation ou imposé par les juges.
Le Bureau cherche toujours à s’assurer que la divulgation est réalisée rapidement afin de ne pas porter atteinte aux droits du suspect ou de l’accusé. Par exemple, l’accusation analyse et classe les éléments de preuve par catégories et les divulgue à une fréquence régulière, qui peut être mensuelle. Au bout du compte, les juges écouteront les préoccupations de la défense et s’assureront qu’ils disposent d’un délai raisonnable pour assimiler les éléments de preuve et se préparer au procès.
Hormis une divulgation de preuves dans les délais, il existe d’autres moyens par lesquels le Bureau contribue à la conduite d’un procès rapide. Nous discutons avec la défense du domaine de la preuve sur lequel nous nous mettons d’accord avant le procès dans le but de ne plaider que sur des domaines qui sont en litige. Nous nous assurons également d’être d’accord sur l’admission au procès de preuves incontestables ou corroboratrices, nous demandons à la défense de nous notifier suffisamment à l’avance toute défense sur laquelle elle a l’intention de s’appuyer et nous nous mettons d’accord également sur la manière dont nous pensons que la procédure doit être menée sur certains points.
WW : Il y a quelques années, le BdP s’est engagé à avoir ses témoignages « prêts pour le procès » à la phase de confirmation des charges. Qu’en est-il actuellement?
FB : Un chiffre qui résume les résultats de la stratégie de mon Bureau à ce jour est le suivant, 86 % des charges que mon Bureau a présenté dans le cadre du plan stratégique 2012-2015 ont été confirmées.Plus important encore, l’ensemble de huit suspects présentés ont été confirmés.Il est prévu que la nouvelle stratégie du Bureau ait le même taux de résultats positifs par rapport au taux de condamnation et de succès en appel pour les prochaines années.
Nous avons cherché [à rendre le Bureau] plus efficace et à produire sans discontinuer des résultats positifs. Outre le nouveau plan stratégique innovant destiné à répondre aux défis que nous rencontrons et à nous aider à travailler plus efficacement, il existe d’autres mesures pour atteindre notre objectif. Elles comprennent un code de conduite du Bureau et un certain nombre de politiques qui apportent de la clarté et qui guident notre travail pour qu’il soit en conformité avec le Statut de Rome.
Il reste encore beaucoup à faire mais nous restons impliqués.D’ici la fin de mon mandat, je souhaite un plus grand soutien mondial au Bureau et à la Cour. Il s’agit pour nous de le gagner par la démonstration de l’importance du mandat de la Cour et de l’exercice effectif de ce mandat.