Alors que les centrafricains attendent le procès d’Alfred Yekatom et de Patrice-Edouard Ngaïassona devant la Cour pénale internationale (CPI), la Cour a l’opportunité de reconquérir le prestige qu’elle a perdu lors de l’affaire Jean-Pierre Bemba et l’occasion de répondre aux demandes de la population à rendre des comptes. Le 11 décembre, la Chambre préliminaire II a annoncé la décision unanime qui confirme certaines des accusations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité portées à l’encontre de M. Yekatom et de M. Ngaïassona, en tant que chefs de la milice anti-balaka à majorité chrétienne pendant la crise de 2013-2014 qui les a fortement opposés aux milices musulmanes de la Séléka en République centrafricaine (RCA). La décision de confirmation des charges, qui peut faire l’objet d’un appel, autorise le dossier à déboucher sur un procès mais n’établit pas la culpabilité de ces deux hommes.
Les experts, les militants de la société civile et les juristes locaux que nous avons interrogés pour ce blog analysent souvent les relations entre la CPI et la RCA à la lumière de l’acquittement de M. Bemba. En juin 2018, la Chambre d’appel a acquitté M. Bemba de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, une décision qui a souligné les limites de la Cour dans ses efforts visant à demander des comptes aux responsables de crimes en RCA. Les procureurs de la CPI ont accusé M. Bemba, l’ancien vice-président de la République démocratique du Congo de manquement à punir ou à dissuader ses troupes congolaises, qui étaient présentes en RCA pour aider l’ancien président de la République centrafricaine Ange-Félix Patassé à combattre une tentative de coup d’état en 2002-2003.
Comme l’explique Nadia Carine Fornel Poutou, de l’Association des Femmes Juristes de Centrafrique, « La population connait très bien la CPI à cause de l’affaire Bemba ». Alors que l’acquittement de M. Bemba a engendré des sentiments négatifs à l’encontre de la Cour, le procès de M. Yekatom et de M. Ngaïassona est apparemment bien accueilli par les centrafricains et constitue une opportunité pour rétablir la réputation de la Cour.
L’affaire en cours portée à l’encontre de M. Yekatom et de M. Ngaïassona résulte d’un conflit totalement différent, dénommé situation RCA II devant la CPI. En 2013, le président de l’époque, François Bozizé, a été renversé par la milice Séléka, une coalition composée majoritairement de musulmans (mais pas uniquement) provenant de la région nord du pays. La violence commise par la Séléka durant cette période a poussé à la création de milices anti-balaka et de groupes d’autodéfense affirmant défendre les communautés chrétiennes du pays et combattre la brutalité de la Séléka. Les enquêtes menées par la CPI en RCA allègent que tant la Séléka que les groupes anti-balaka ont commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité comprenant le meurtre, le viol, le pillage, le déplacement forcé, la persécution, l’utilisation d’enfants de moins de 15 ans dans des combats et l’attaque de missions humanitaires.
Les centrafricains consultés pour ce blog ne s’interrogent pas pour connaître la raison pour laquelle la CPI a renouvelé son engagement en RCA, dans une tentative d’instaurer un certain degré de justice. Mathias Barthélemy Morouba, président de l’Observatoire Centrafricain des Droits de l’Homme, a déclaré : « Il y a une soif de justice chez nos compatriotes…il n’y a pas une seule personne dans ce pays qui n’ait été affectée par la guerre ». Il affirme plutôt que les populations locales exigent que toutes les parties soient tenues responsables des atrocités commises lors de la crise de 2013-2014.
Cependant, actuellement, seuls des suspects représentant la milice anti-balaka sont détenus par la CPI. Dans un tel contexte, peu de partisans remettent en question les motifs pour lesquels M. Yekatom et M. Ngaïassona sont jugés mais s’interrogent pourquoi il n’y a pas plus de chefs de milice, notamment de la Séléka, qui rendent des comptes. M. Morouba explique : « Nous avons des victimes à la fois des milices anti-balaka et des milices de la Séléka et, pourtant, les gens perçoivent que la CPI ne soutient que les victimes musulmanes parce qu’elles ne constituent qu’une minorité ».
Alors que la nature politisée de la violence interreligieuse joue un rôle en alimentant ce point de vue, la plupart des experts interrogés plaident pour une approche plus équilibrée. Jusqu’à présent, comme Gervais Lakosso de l’organisation de la société civile E Zingo Byani l’a fait remarquer, la CPI est perçue comme ne contribuant qu’à « une justice partiale ».
Comme dans d’autres contextes, nombreux sont ceux qui se posent la question de savoir si la justice nationale peut offrir une approche plus complète. Les personnes interviewées reconnaissent que, étant donné la faiblesse du système judiciaire national de la RCA, une assistance internationale est nécessaire. Cependant, ce soutien est essentiellement pragmatique, comme Alain Kizinguere, un avocat spécialisé dans les droits de l’homme, membre de la Ligue Centrafricaine des Droits de l’Homme, l’a expliqué, « Les centrafricains n’ont théoriquement pas de préférence mais nous croyons que toute les parties devraient être traduites en justice ». Un tribunal hybride composé de procureurs et de juges centrafricains et internationaux, dénommé Tribunal pénal spécial, a ouvert ses portes en 2018 mais, jusqu’à présent, n’a engagé aucune action pénale.
Cependant, dans leur recherche de justice, certains s’interrogent sur l’engagement du gouvernement de la RCA. Lors des discussions pour l’accord de paix signé en février 2019, l’avocat et le militant de la société civile Gbiegba Bruno Hyacinthe avait indiqué : « Il s’agit d’un processus politique. […] Le gouvernement rencontre régulièrement les chefs rebelles qui ont violé l’accord de paix et il n’y eu aucune arrestation. […] C’est une question de volonté ». Il a ajouté, « M. Yekatom a été arrêté car le gouvernement le souhaitait » et « M. Ngaïssona parce qu’il en a eu l’occasion ».
Évidemment, un moyen de calmer l’inquiétude au sujet de la partialité de la justice serait d’ouvrir des affaires supplémentaires. Si le procureur instruisait plus d’affaires, il serait toutefois utile d’intensifier la sensibilisation afin d’expliquer l’approche de la Cour. Les personnes interrogées ont reconnu que les mécanismes de sensibilisation des communautés utilisés par la Cour étaient efficaces et qu’elle devait continuer à nouer des partenariats avec des associations de victimes, des organisations de défense des droits de l’homme et d’autres groupes de la société civile. Cependant, il reste encore beaucoup à faire pour la Cour, comme favoriser une compréhension plus approfondie des facteurs qui permettent de procéder à des arrestations, par exemple. Garantir la compréhension de ces processus et élargir les poursuites permettraient de démontrer l’impartialité de la Cour et de rétablir la confiance auprès des centrafricains qui luttent pour obtenir justice.
Ce blog a été réalisé par Tigranna Zakaryan, qui est consultante auprès d’International Refugee Rights Initiative (IRRI). Elle s’est rendue en RCA en octobre dernier et a recueilli les opinions exprimées dans ce blog. Tigranna a travaillé auparavant avec l’IRRI en Ouganda pour engager les communautés d’accueil et les structures de gouvernance locale à évaluer leurs perspectives sur les possibilités et les défis qu’elles rencontrent en tant que communautés d’accueil de réfugiés. Elle a travaillé étroitement avec des organisations de la société civile dirigées par des réfugiés et soutenues par les réseaux de la diaspora. Elle s’est concentrée particulièrement sur les activités de renforcement des capacités qui visent le développement de plateformes agissant pour la stabilité et les processus démocratiques de leurs pays d’origine.