Cet article a été écrit par El Hadji Alioune Seck, associé du programme de justice pénale internationale de TrustAfrica. Les opinions exprimées ci-dessous ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Open Society Justice Initiative.
Le 30 mai 2016, les Chambres africaines extraordinaires au sein des tribunaux sénégalais (CAE) ont condamné à la réclusion à perpétuité l’ancien président tchadien Hissène Habré, reconnu coupable de crimes contre l’humanité, viol et esclavage sexuel commis entre 1982 et 1990 au Tchad. Cette décision tombe suite à un procès en première instance qui s’est officiellement ouvert à Dakar le 20 juillet 2015 pour connaitre son épilogue le 12 février 2016 avec les plaidoiries des avocats des deux parties et le réquisitoire du parquet.
Lors du prononcé du verdict, le juge G. Kam, Président de la Cour, avait également pris soin d’annoncer que la procédure relative aux réparations et compensations des victimes s’ouvrirait le 31 mai 2016 avec une conférence de mise en état et que la Cour ferait part de sa décision sur les réparations au plus tard le 31 juillet 2016. Le juge Kam annonça également que les avocats de la défense avaient un délai de 15 jours à compter du 31 mai pour interjeter appel du verdict.
La défense introduit un recours
Tout au long des audiences du procès, Hissein Habré avait récusé l’autorité de la Cour et remis en cause sa légitimité. Il refusa ainsi de coopérer avec les instances de celle-ci et, suivant cette même stratégie, enjoint ses avocats de ne pas se présenter en salle d’audience afin d’assurer sa défense. Face à cette situation, la Cour ordonna que l’accusé fût amené de force à comparaitre à la barre et nomma dans la foulée trois avocats commis d’office en charge de le défendre.
Ces mêmes avocats, suite au prononcé du verdict, interjetèrent appel de la décision le 10 juin 2016, au moment même où les avocats des victimes déposaient leurs conclusions en vue des intérêts civils de leurs clients. La défense a motivé ce recours en expliquant que la condamnation de Hissein Habré à perpétuité était d’une extrême sévérité et ne prenait pas en compte les circonstances atténuantes. Constant dans sa stratégie du silence, l’accusé ne s’est quant à lui prononcé ni sur le verdict ni même sur l’appel introduit par la défense.
L’introduction de ce recours renvoie désormais l’Union africaine à son obligation d’installer une Chambre africaine extraordinaire d’assises d’appel (la Chambre d’appel). Selon Marcel Mendy, Porte-parole des CAE, celle-ci devrait être mise sur pied et entrer en fonction dès septembre ou octobre 2016. A compter de cette date, elle aura un délai de 7 mois pour statuer sur le fond, ce qui signifierait que la décision finale ne serait rendue qu’en avril ou mai 2017 au plus tard. La Chambre d’appel sera composée de juges africains mais sa présidence ne sera assurée ni par un juge sénégalais ni par un juge tchadien.
Il faut enfin souligner que le Statut des CAE ne prévoit qu’un seul degré de recours, incarné en l’occurrence par la Chambre d’appel. L’article 25 du Statut des CAE stipule en effet en son point 4 que « les arrêts rendus par la chambre africaine extraordinaire d’assises d’appel sont définitifs. Ils ne sont susceptibles d’aucune voie de recours même extraordinaire ». En d’autres termes, la Chambre d’appel sera la juridiction de dernière instance qui décidera en ultime et dernier ressort du sort à la fois de l’accusé et des victimes.
Les juges se penchent sur les demandes de réparation des victimes
Le recours en appel introduit par la défense n’est pas suspensif de la décision rendue par les CAE, en ce sens qu’il n’a pas d’incidence sur le travail des juges. Ces derniers poursuivront donc leur travail selon le calendrier initialement prévu en examinant les dossiers relatifs aux réparations et rendront leur verdict d’ici au 31 juillet.
Les CAE prévoient un dispositif par lequel des réparations pourront être attribuées aux victimes, soit de manière individuelle soit de manière collective. L’article 27 du Statut indique par ailleurs que les réparations des victimes peuvent se faire selon trois modes : la restitution, l’indemnisation et la réhabilitation. A cela s’ajoute la création d’un fonds au profit des victimes et de leurs ayant droits, lequel « est alimenté par des contributions volontaires de gouvernements, d’institutions internationales, d’organisations non gouvernementales et d’autres sources désireuses d’apporter un soutien aux victimes ». (Article 28 du Statut)
Il faut également souligner la posture avant-gardiste adoptée par les CAE concernant les réparations. Elles prévoient en effet la possibilité d’attribuer des réparations aux victimes, « qu’elles aient ou non participé aux procédures devant les Chambres africaines extraordinaires ». En d’autres termes, les victimes qui ne se sont pas faites connaître durant ce procès ont l’opportunité de se manifester à l’issue du verdict et de faire valoir leur droit de réparations auprès de la Cour.
Ce dispositif novateur et somme toute généreux à l’égard des victimes soulève cependant un certain nombre de questions relatives à sa mise en œuvre. Lors d’un colloque organisé en mars dernier par TrustAfrica, Hugo Jombwe, expert en droit pénal international et ancien coordonnateur du Consortium de sensibilisation des CAE, a expliqué que la Cour sera tout d’abord confrontée au défi de l’approvisionnement du fonds au profit des victimes. L’article 28 du Statut des CAE énumère les différentes entités qui pourront contribuer à ce fonds, mais ces contributions étant par définition volontaires, aucune garantie n’existe quant à son opérationnalisation et la collecte d’un montant assez significatif susceptible d’être redistribué aux victimes.
Ensuite, des questions demeurent sans réponse pour ce qui s’agit de l’identité et du nombre précis des victimes et de leurs ayant droits. Il n’existe à ce jour aucun recensement fait en ce sens, que ce soit par la Cour, ou par les autorités locales. Seules quelques tentatives de recensement des victimes ont été faites par les avocats des parties civiles et des organisations de défense des droits de l’homme, mais il faudra s’attendre à une recrudescence du nombre de victimes avec celles qui se manifesteront à la fin des procédures.
La décision de la Cour est-elle légale ?
Lors d’une conférence de presse convoquée le 13 juin 2016 déjà, Me Ibrahima Diawara, un des avocats attitrés de Hissein Habré avec Me François Serres, rejetait la validité du jugement de condamnation de son client en indexant la composition jugée irrégulière des CAE. Il indique que l’un des juges de la Cour d’assises des CAE, en l’occurrence le magistrat sénégalais Amady Diouf, ne remplissait pas les conditions légales pour siéger au sein de cette juridiction. Il précise en effet que le Statut des CAE, en son article 11.5, exige que les juges choisis aient « exercé la fonction de juge pendant au moins de dix ans ». Me Diawara considère que cette irrégularité a pour conséquence la nullité de la décision rendue.
Les avocats commis d’office lui ont emboité le pas en étayant cette thèse dans leurs conclusions déposées le 28 juin dans le cadre des procédures relatives aux réparations. Mes Mounir Ballal, Mbaye Sène et Abdoul Gning reviennent en effet sur la distinction qui existe en droit civil entre les magistrats du siège et les magistrats du parquet (aussi appelés magistrats debout). Tandis que les premiers sont désignés pour trancher les faits et dire le droit, autrement dit pour juger, les seconds sont les représentants du ministère public et sont chargés de conduire les poursuites au nom de l’Etat. Les avocats commis d’office estiment que le juge en question n’a jamais occupé les fonctions de magistrat du siège autrement dit de juge pendant ses vingt-cinq années d’exercice dans le corps de la magistrature sénégalaise.
En conséquence de cet argumentaire, la défense demande aux CAE de surseoir à statuer sur les intérêts civils car la décision du 30 mai serait, selon elle, nulle et non avenue du fait de l’irrégularité présumée de la composition de la Cour. « Au regard de l’irrégularité de la composition de la Chambre africaine extraordinaire d’Assises, cette dernière ne saurait poursuivre l’examen des demandes portant sur les intérêts civils » poursuit la défense. Les avocats de l’accusé soutiennent que la Chambre d’Appel devra de prime abord trancher cette question nouvellement soulevée, avant d’éventuellement se pencher sur le fond du dossier conformément à l’article 25 du Statut.