Le 16 février 2017, le dernier témoin à charge à témoigner contre l’ancien chef rebelle congolais Bosco Ntaganda devant la Cour pénale internationale (CPI) a conclu sa déposition. Le procès Ntaganda a débuté en septembre 2015 et pendant les 17 mois qui se sont écoulés depuis l’ouverture de la présentation des moyens de l’accusation devant la Cour basée à La Haye, les procureurs ont appelé à témoigner 71 personnes. Parmi celles-ci figuraient des victimes et des témoins des crimes présumés, des membres de la milice dans laquelle M. Ntaganda était un commandant de haut rang ainsi que des témoins experts.
Lors de la présentation de ses moyens, l’accusation s’est également appuyée sur des preuves scientifiques recueillies sur des corps exhumés, des logs de communication, différents documents, des vidéos et des photographies.
La présentation des éléments de preuve de la défense s’est ouverte trois mois après le témoignage du dernier témoin de l’accusation. Jusqu’à présent, un seul témoin de la défense s’est présenté à la barre et M. Ntaganda a débuté son témoignage la semaine dernière. Cet article donne un aperçu des témoignages de l’accusation entendus en séance publique lors du procès.
Les charges
En juin 2014, les juges de première instance ont confirmé les charges de meurtre,de tentative de meurtre, de viol, d’esclavage sexuel et d’utilisation d’enfants soldats à l’encontre de M. Ntaganda. Les autres charges pour lesquelles M. Ntaganda est jugé comprennent le transfert forcé de population, le déplacement de civils, les attaques contre des biens protégés, le pillage et la destruction de biens. Les crimes auraient été commis en 2002 et 2003 alors que M. Ntaganda occupait les fonctions de chef adjoint d’état-major des Forces patriotiques pour la libération du Congo (FPLC). À l’époque, les FPLC, qui était la branche armée de l’Union des patriotes congolais (UPC) dirigée par Thomas Lubanga, figuraient parmi les différentes milices impliquées dans un conflit ethnique qui s’est déroulé dans le district de l’Ituri, dans la République démocratique du Congo (RDC).
Les meurtres et les attaques contre des civils
En février 2017, Sonia Bakar, qui dirigeait l’unité d’enquête de la section des droits de l’homme de la Mission des Nations Unies au Congo (MONUC), a décrit les enquêtes sur les violations des droits de l’homme menées dans le district de l’Ituri en 2002-2003. Mme Bakar a déclaré qu’elle avait conduit, avec son équipe, neuf enquêtes en Ituri, comprenant des visites de site dans les localités de Kobu, Lipri et Bambu, dans lesquelles ils avaient interviewé jusqu’à 1 600 victimes de crimes tels que des massacres, des viols, des enlèvements, des pillages et des destructions. Jusqu’à 250 meurtres et 18 cas de viols enregistrés lors des enquêtes ont été attribués au troupes de l’UPC.
En effet, les juges ont entendu le témoignage de plusieurs témoins impliquant les troupes de l’UPC dans les attaques contre des civils dans des villes telles que Kobu, Sayo et Mongbwalu. Dans certaines localités, il y avait des attaques quotidiennes, forçant les civils a fuir. Pendant ces attaques, les soldats de l’UPC auraient tué des civils non armés, notamment ceux qui appartenaient au groupe ethnique Lendu. Le témoin P790 a raconté que près de 57 civils avaient été massacrés dans la ville de Kobu tandis que le témoin P017 a rappelé qu’au moins 20 femmes et enfants ainsi qu’un nombre non connu d’hommes avaient été exécutés dans la même ville. Les récits du témoin P790 et du témoin P017 sur Kobu ont été corroborés par le témoin P301.
Le témoin P888 a indiqué que, à Songolo, des bébés et des enfants d’à peine 5 ans figuraient parmi les victimes des attaques. Un grand nombre d’habitants des villes assiégées, dont le témoin P113, avaient été enlevés et retenus en otage pendant de longues périodes. Les autres habitants avaient fui vers des villes voisines comme Bambu et Beni, qui avaient été ensuite également attaquées. Selon le témoin P863, certains habitants avaient fui vers l’Ouganda voisin.
Selon le témoin P0901, après que les FPLC aient pris le contrôle de Mongbwalu, aucun habitant Lendu n’avait continué à vivre dans cette ville ou dans les autres villes occupées par les FPLC. À Sayo, les groupes ethniques qui n’étaient pas en guerre avec les FPLC, à savoir les Alur, les Babira et les Lugbara, étaient restés dans la zone lors de son occupation par le groupe.
Le témoin P190 a déclaré que les attaques perpétrées par les troupes de M. Ntaganda sur plusieurs villes étaient motivées par un gain financier. Les autres, comme le témoin P019, ont indiqué que les attaques étaient motivées par des considérations ethniques. Cependant, la défense a également rétorqué que les milices s’étaient opposées aux atrocités commises par l’UPC. Mme Bakar, une fonctionnaire du MONUC, a admis que d’autres milices rivales et même des civils avaient commis des atrocités.
La Cour a également entendu que le Front des nationalistes et intégrationnistes (FNI), qui avait pris le contrôle de la ville de Sayo après l’occupation des FPLC, avait imposé des « conditions difficiles » aux habitants. Le témoin P-886 a déclaré que la milice du FNI n’avait pas permis aux habitants de boire de l’alcool, avait forcé les femmes à se promener seins nus et avait « puni ou fouetté » ceux qui ne se conformaient pas à leurs décrets. En décembre 2012, les juges de la CPI avaient acquitté Mathieu Ngudjolo, un ancien chef du FNI, de trois chefs de crimes contre l’humanité et de sept chefs de crimes de guerre.
Le viol et l’esclavage sexuel de civils et d’enfants soldats
Les juges ont entendu que des recrues féminines mineures du FPLC avaient été victimes de viol et d’esclavage sexuel. Le témoin P017, un ancien membre de la milice, a déclaré que certaines filles d’à peine 12 ans qui servaient dans la garde personnelle de commandants de haut rang avaient des « relations sexuelles contre leur gré » avec les commandants. Les autres anciens membres ont témoigné que le personnel militaire féminin au sein de l’UPC n’était pas en mesure de refuser les avances sexuelles de leurs supérieurs et que certaines filles « étaient transformées en femmes de commandants ».
Les juges ont également entendu que les soldats de M. Ntaganda avaient violé certaines des femmes qu’ils avaient faites prisonnières avant de les exécuter. Le témoin P0901 a témoigné que les troupes des FPLC avaient violé des filles et des femmes à des points de contrôle mais qu’aucun des auteurs n’avait été puni.
La directrice adjointe de la division Afrique de Human Rights Watch (HRW), Anneke Van Woudenberg, a brièvement témoigné au procès. Son rapport intitulé Le fléau de l’or, Couvert de sang : Violence ciblée sur certaines ethnies dans le Nord-Est de la RDC et En quête de justice : Poursuivre les auteurs de violences sexuelles commises pendant la guerre au Congo, qui présente le récit de victimes de violence sexuelle perpétrée par tous les groupes armés en Ituri, a été admis en tant qu’élément de preuve.
Ntaganda a contesté la compétence de la Cour pour le juger pour les charges de viol et d’esclavage sexuel d’enfants soldats au sein de l’UPC par les commandants et les soldats du groupe. Selon les avocats de la défense, en vertu de l’article 3 des Conventions de Genève de 1949, les crimes de guerre ne peuvent être commis par des membres d’une force armée sur des membres de la même force armée. Ainsi, d’après la défense, la victime de crimes de guerre dans un conflit armé non international doit être une personne protégée au sens de l’article 3, ce qui signifie une personne « ne participant pas activement aux hostilités ».
Les juges, dans une décision de janvier 2017, ont cependant affirmé que la CPI avait la compétence de juger M. Ntaganda pour les deux charges contestées, soulignant que le cadre statutaire de la Cour n’exigeait pas que les victimes de ces crimes soient des personnes protégées. Les juges ont conclu que la limitation de l’étendue de la protection sur le mode proposé par la défense « serait contraire à la raison d’être du droit international humanitaire qui vise à atténuer les souffrances résultant d’un conflit armé ». M. Ntaganda a déposé un avis d’appel de cette décision.
Conscription et utilisation d’enfants soldats
Dans son témoignage de juin 2016, le témoin P190 a soutenu que M. Ntaganda avait enlevé des enfants d’une école primaire de garçons et les avait enrôlés dans les FPLC. Le témoin a déclaré que M. Ntaganda avait mené un groupe de soldats pour attaquer l’école de Muzipela et avait pris un nombre non spécifié d’enfants qu’il avait enrôlé dans la milice. Les écoliers étaient entraînés dans un camp du groupe situé à Mandro. Selon le témoin, si une des recrues, âgées de 11 à 13 ans, tentait de s’échapper, elle était exécutée.
Le témoin P769, une ancienne recrue, a soutenu que certains enfants exerçaient les fonctions d’instructeurs militaires dans les camps d’entraînement du groupe. Un autre témoin, se présentant sous le pseudonyme de témoin P030, a indiqué que certains enfants soldats servaient dans la garde personnelle de M. Ntaganda. Plus tôt, le témoin P886 avait témoigné que les missions des enfants soldats comprenaient le rôle de gardes du corps des commandants du groupe.
Le témoin P010, un ancien combattant du groupe, a également témoigné sur les enfants soldats au sein des FPLC. Dans son témoignage de 2009 au procès Lubanga, qui a été admis en tant qu’élément de preuve au procès Ntaganda, le témoin P010 a indiqué à la Cour que les commandants des FPLC avaient eu régulièrement des relations sexuelles forcées avec des recrues féminines. Elle a également indiqué que les recrues de la milice, dont certaines avaient moins de 13 ans, étaient soumises à un entraînement brutal et à de l’endoctrinement dans des camps à Rwampara et à Mandro.
Les avocats de M. Ntaganda ont affirmé que le témoin P010 était motivé par un profit personnel. Ils ont déclaré que cette femme avait fait de nouvelles affirmations sur le rôle de M. Ntaganda dans les atrocités afin de retrouver un statut de victime participante au procès qu’elle avait perdu dans le procès de M. Lubanga. Dans le jugement Lubanga, les juges avaient conclu qu’ils ne pouvaient pas prendre en compte « de nombreux aspects » de la déposition du témoin P-010 étant donné les contradictions existant entre son témoignage et les preuves documentaires concernant son âge à l’époque des évènements. Les juges du procès Lubanga avaient également conclu que huit autres personnes ayant témoigné en tant qu’anciens enfants soldats des FPLC avaient apporté des faux témoignages. Par conséquent, les juges ont rejeté leur témoignage et ordonné la révocation du statut de ces personnes en tant que victimes participantes au procès.
Entretemps, un ancien délégué à la protection de l’enfance des Nations unies a déclaré que l’UPC avait émis un communiqué radio pour démobiliser les enfants soldats et avait ensuite libéré un nombre inconnu d’enfants. Le groupe n’avait cependant pas mis en place de mesures appropriées pour désarmer, démobiliser et réintégrer les enfants libérés dans leur communauté. Lors du contre-interrogatoire mené par la défense, le délégué a déclaré qu’elle n’était pas toujours en mesure de vérifier l’âge des enfants qu’elle interviewait.
Les pillages
Le témoin P0805 a indiqué que les soldats des FPLC avait détruit sa maison et volé ses biens, notamment 4 920 $ US ainsi que 53,5 mg d’or, 9,3 mg d’alliage d’or et équipements ménagers. L’or aurait apparemment été volé par M. Ntaganda à Mongbwalu et transporté par son cousin vers le quartier général du groupe à Bunia. Le témoin a ajouté que les troupes de M. Ntaganda avaient pillé un hôpital à Nyakunde et volé des vêtements ainsi que d’autres marchandises dans des magasins de Mongbwalu. De même, le témoin P886 a relaté l’arrivée de l’UPC dans la ville de Sayo et comment les magasins avaient été pillés et les civils tués. Le témoin P815 a également raconté le pillage généralisé sue les civils Lendu de Sayo.
Ntaganda est impliqué dans les pillages. Dans son témoignage, le témoin P017, un ancien membre de l’UPC, a affirmé que M. Ntaganda avait ordonné aux troupes de ne pas piller mais que l’accusé en personne avait continué de piller les villes occupées. Le témoin s’est souvenu avoir vu des équipements volés dans un hôpital Mongbwalu dans le véhicule personnel de M. Ntaganda. Comme leur supérieur, les autres soldats ont également « poursuivi leur pillage comme si aucun ordre n’avait été donné ».
Le témoin P907 a également soutenu que les chefs de l’UPC avaient donné aux civils des armes et les avaient encouragé à piller. Les civils, majoritairement issus de l’ethnie Hema, avaient outrepassé les ordres en participant aux combats et en commettant des meurtres. Cependant, lors du contre-interrogatoire, les avocats de la défense ont remis en cause ce récit des événements, jetant le doute sur la connaissance du témoin du fonctionnement de l’UPC.
La responsabilité de M. Ntaganda
Ntaganda est jugé en tant qu’auteur direct et co-auteur indirect des crimes. L’accusation a cependant demandé aux juges d’examiner l’addition d’un mode de responsabilité alternatif pour la « co-perpétration directe ». Les procureurs affirment que M. Ntaganda a dirigé ses soldats dans des opérations et leur a ordonné de commettre des crimes. Selon le témoignage d’un ancien soldat des FPLC, l’accusé a donné l’ordre de ne pas épargner l’ennemi. Toutefois, Il a également été entendu que M. Ntaganda avait ordonné l’exécution d’un de ses soldats qui avait tué un civil à Mongbwalu.
Le témoin P-0901, un ancien membre des FPLC, a témoigné sur la structure et les opérations du groupe, notamment le rôle central que M. Ntaganda avait joué en tant que chef adjoint de l’état-major chargé des opérations militaires et de l’organisation. Il a déclaré que M. Ntaganda avait conservé un système de communication à son domicile, ce qui lui avait permis de communiquer avec tous les commandants régionaux de l’UPC. Le témoignage d’un autre ancien membre a indiqué que le groupe utilisait des radios à courte portée Motorola et Kenwood ainsi que des téléphones satellites Thuraya. Ils avaient également des stations de base de téléphonie qui pouvaient être utilisées pour communiquer à longue distance et qui pouvaient crypter des messages.
Témoins experts
Onze témoins experts ont témoigné pour l’accusation. Ceux qui ont apporté un témoignage incluent le psychologue judiciaire John Charles Yuille, qui a témoigné sur les traumatismes et Maeve Lewis, une psychothérapeute. Parmi les autres experts, figurent le Dr Derek Congram, un archéologue, spécialiste en médecine légale qui, avec quatre membres de son équipe, a témoigné sur les exhumations, le Dr Sophie Gromb-Monnoyeur, qui a mené des examens cliniques de quatre victimes des attaques présumées commises par les combattants des FPLC et l’expert en imagerie satellite Lars Bromley.
Le Dr Lynn Lawry, épidémiologiste, a témoigné sur la violence sexuelle tandis que Roberto Garretón, dénommé également témoin P0931, un ancien rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme pour les Nations Unies sur les droits de l’homme en RDC, a témoigné sur les origines du conflit ethnique qui s’est déroulé au Congo.
Utilisation étendue des mesures de protection
Un grand nombre de témoins s’est vu accordé des mesures de protection, notamment l’utilisation d’un pseudonyme ainsi que la déformation numérique de la voix et du visage afin de protéger leurs identités du public. Dans certains cas, l’essentiel du témoignage de certains témoins a été entendu à huis clos. Parmi ceux-ci figurent le témoin P290, le témoin P550, le témoin P894, le témoin P877 et le témoin P018. Les autres comprennent le témoin P105, le témoin P365, le témoin P792, le témoin P976, le témoin P773, le témoin P918, le témoin P005, le témoin P911, le témoin P108, le témoin P758, le témoin P761 et une personne hautement protégée dont le pseudonyme de témoin P014 a été ensuite divulgué Dans certains cas, la totalité du témoignage a été entendue à huis clos.
Bien qu’il ait bénéficié de l’ensemble des mesures de protection et ait été caché de la vue de M. Ntaganda dans la salle d’audience, le témoin P010 n’a pas témoigné le premier jour de sa comparution. Cette femme a systématiquement refusé de répondre aux questions que lui a posé l’accusation. Après avoir indiqué au psychologue de soutien assis près d’elle dans la salle d’audience qu’elle était dans une « situation délicate » du fait d’être dans la même pièce que l’accusé, M. Ntaganda a accepté de quitter la salle d’audience et de suivre le procès à distance.
Les avocats de M. Ntaganda se sont opposés, de plus en plus souvent, à ce que les témoin de l’accusation bénéficient de mesures de protection. Ils ont argué que le recours persistant à des séances à huis clos privait M. Ntaganda d’un procès public et pouvait encourager les témoins à mentir car ils savaient que les membres du public ne pouvaient pas connaître leurs identités ou entendre leurs témoignages.